Le soleil se couchait sur les hauteurs de Lizy. Une lueur sanguine maquillait l’horizon, contre lequel se détachait la toute nouvelle tour de guet. Il avait fallu batailler ferme avec le bailli pour avoir les ressources nécessaires à sa construction, mais la perspective de laisser le riche bourg et ses environs sans surveillance avait eu raison de sa détermination.
Fièrement juché sur sa monture, Gabriel observait les ouvriers mettre la touche finale à l’édifice. Il n’avait rien d’impressionnant, mais il permettait de voir venir les ennuis de loin. Le rez-de-chaussée avait été aménagé pour servir de caserne, le premier étage permettait de loger aisément trois ou quatre gardes. La maçonnerie était terminée mais tout restait encore à faire : s’armer, recruter, entraîner, organiser les tours de garde et les patrouilles.
A chaque jour suffit sa peine, le maréchal décida que le moment était venu de rentrer. Non pas à Meaux, qu’ils avaient tous quitté quelques semaines plus tôt pour faire la revue des défenses du domaine, chevauchant de bourg en bourg, mais dans la ferme fortifiée de Beauval à quelques lieues d’ici. Il se tourna vers les sergents qui l’accompagnaient. Ce seront eux, bien plus que lui, qui passeront du temps dans cette tour. La satisfaction se lisait sur leur visage.
Messieurs, il est temps d’y aller.
Gabriel ouvrit la marche. Il préférait chevaucher seul et ses hommes le savaient, ils lui laissèrent donc quelques foulées d’avance. Ces derniers temps il ne s’était donné aucun répit, le vicomte lui avait confié la gestion de son ost et la défense de son domaine, il ne fallait pas le décevoir. Cette nuit, comme les précédentes, promettait d’être courte. Avant de se coucher, il lui fallait consigner les événements de la journée dans son carnet de route. C’était un exercice auquel il s'astreignait tous les jours car chaque ligne était précieuse. Il avait noté ses observations sur les défenses de la vicomté, les points faibles, les améliorations à apporter, mais aussi quelques détails a priori insignifiants mais qui pourraient avoir leur importance : la vivacité de tel garde, le sale caractère de tel autre ou le goût immodéré d’un dernier pour la boisson. Il prendrait ensuite quelques heures de repos, s’il parvenait à trouver le sommeil.
Perdu dans ses pensées, il ne s’aperçut pas immédiatement que la nuit était tombée. Quand il leva les yeux au ciel, il fut surpris de voir les premières étoiles. L’une d’elle, la plus haute, la plus brillante, lui rappela une personne chère. Elle lui manquait énormément. La fin brutale et inattendue de leur relation naissante, si fragile et si prometteuse, fut une aubaine pour le vicomte ; et ce sans même qu’il ne le sache. Se tuer à la tâche ne laissait pas le temps de se lamenter. La lueur de quelques torches indiquait que la ferme n’était plus très loin. Le temps de parcourir les derniers arpents de terrain, il récita une prière pour celle qui occupait ses pensées ; puisqu’elle avait répondu à l’appel du Seigneur c’était la seule chose qu’il pouvait faire pour elle.
Il retrouva sa chambre, si généreusement prêtée par le propriétaire de lieux, dans l’état dans laquelle il l’avait laissée. Tout était méticuleusement rangé et prêt à être embarqué en catastrophe si le besoin s’en faisait ressentir. La rigueur militaire incarnée dans une seule pièce, fonctionnelle, froide, banale, inconfortable. Comme prévu il tint à jour son carnet de route, et comme prévu il ne trouva pas le sommeil.